Si l’œuvre artistique est généralement présentée et reçue dans sa finitude, elle peut s’appréhender comme le résultat d’un processus plus ou moins long. Ce sont les étapes liminaires de ce processus que ce chantier voudrait interroger, en se penchant sur les phases exploratoires des projets littéraires et cinématographiques.
Ce projet est porté conjointement par le master de spécialisation en Cultures et pensées cinématographiques de l’Université de Namur et l’OLSa.
Comment appréhender les prémices d’une production artistique ? Comment une idée se concrétise-t-elle ? Comment se transforme-t-elle et quels moyens sont mis en place pour la préciser ? Quand et comment un projet se met-il en route ? En se penchant sur les brouillons d’écrivains, la génétique textuelle a contribué à rappeler l’importance des travaux préparatoires dans la dynamique de création littéraire, à dissiper l’appréhension monolithique de l’œuvre et à mesurer l’évolution possible des « formes de l’intention » d’un auteur ou d’une autrice (selon l’expression de Michael Baxandall). La réflexion qu'on voudrait amorcer ici s’inscrit dans le sillage de cette perspective, tout en s’ouvrant à des approches sociologiques, poéticiennes et pragmatiques. On sait combien le motif de la « création » a pu favoriser l’émergence de la mythologie romantique du génie immanent : à rebours de cette représentation tenace du « créateur incréé », selon la formule ironique de Bourdieu, on voudrait prendre au sérieux les déclencheurs, les conditions et les occasions qui permettent d’ébaucher un projet avant de lancer une chaîne de production culturelle.
Pour ce faire, nous proposons d’envisager trois prises, qui ne sont pas exclusives mais permettent de proposer un cadrage de la réflexion :
Quels gestes?
Avant que ne s’ouvre le chantier du texte ou du film, c’est une scénographie de la recherche — plus ou moins réfléchie et plus ou moins ou moins organisée — qui peut s’observer à travers une série de gestes et configurations permettant d’installer un cadre de travail. Lire, collecter, observer, noter ou répéter participent de ces opérations, mais, concrètement, comment se jouent-elles en fonction de celles et ceux qui les mènent et des projets qui s’amorcent ? Quelles routines les écrivains et cinéastes mettent-ils en place dans leur travail exploratoire ? Quels réflexes se développent ? Comment se concrétisent le tâtonnement, le bricolage et l’essai ? Quelles discussions, échanges et interactions ces gestes impliquent-ils ? Quelle est la part de collaboration et de collectivité dans ce travail de préparation ?
Quels supports?
Le travail préparatoire à l’écriture et à la réalisation se matérialise par des formes spécifiques, plus ou moins abouties (du brouillon au plan, de l’esquisse au séquencier), accueillies sur des supports multiples (du carnet de notes au story-board), dont il paraît opportun d’étudier les logiques et les fonctions. Que peut-on y observer ? Comment la pensée s’y structure-t-elle ? Quelles sont les spécificités à la fois poétiques et matérielles de ces objets ?
La question du support peut s’envisager dans un sens extensif comme l’ensemble des médiations qui supportent le travail créatif (en ce compris, par exemple, les institutions permettant des résidences d’écriture : comment ces configurations favorisent-elles concrètement la gemmation artistique ?) ; elle invite, par ailleurs, à dépasser une conception trop cloisonnante des espaces et étapes : l’époque contemporaine fait la part belle aux productions jouant d’une position indécidable, à l’image de ce que François Niney qualifie de « films d’interférence », situés à l’intersection du documentaire et de la fiction et impliquant le spectateur dans le « making of » (comme D’un château l’autre d’Emmanuel Marre ou By the Name of Tania de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez), ou de ce qu’Anthony Fiant appelle « cinéma soustractif » (transformant en le manque de moyens en principe — « moins d’histoire, moins de scénario, moins de récit, moins de parole, moins de musique, moins de décor. »), mais aussi des publications révélant les coulisses d’un projet d’écriture (qu’il s’agisse de L’Atelier noir d’Annie Ernaux, du projet Lieux de Perec ou des écrits d’Edouard Levé qui misent sur l’esquisse et l’inachèvement).
Quels discours?
Comment cette question de la préparation est-elle commentée par les écrivains et cinéastes ? Que disent-ils des déclencheurs, des sources d’inspiration ou des moyens mis en place pour susciter des idées ? Quels mots emploient-ils pour désigner leurs habitudes et rituels, les ressources et adjuvants sur lesquels ils se fondent ? Robert Bober parle de son carnet de notes comme d’un « cahier où [il va] comme on va dans un café près de chez soi et où l’on sait retrouver des amis ». Quels imaginaires, valeurs et représentations sont associés à la préparation ? Et, de notre côté, quels concepts utilisons-nous pour rendre compte de ces questions ? De l’« avant-texte » au « terrain », en passant par le « brouillon » et le « pitch », quels sont les termes que nous mobilisons pour traiter cette étape exploratoire et comment ceux-ci nous engagent-ils ?
Ce chantier donnera lieu à un colloque international, organisé les 15 et 16 avril 2025 à l'Université de Namur.