Dans chacune de nos cellules, compactés au cœur du noyau, se trouvent les chromosomes, siège de notre ADN. Ce dernier est composé d’une longue chaîne de molécules, chacune se nommant A, T, C ou G. Et en tout, notre génome comporte 3,4 milliards de ces “lettres”. À titre de comparaison, le roman fleuve Les Misérables de Victor Hugo ne compte “que” 2,66 millions de caractères, soit 1 000 fois moins. Et n’allez pas croire que notre code génétique soit le plus grand du vivant, loin de là ! Celui du maïs atteint les 5 milliards de lettres, et celui de la fleur Paris japonica, est 50 fois plus grand que celui de l’être humain. 

Malheureusement, peu de génomes ont été intégralement séquencés, à l’exception de celui de l’être humain et de quelques espèces. Et ce, en raison de la difficulté que cela représente. « Nous savons depuis longtemps extraire de courtes séquences ADN, correspondant par exemple à un gène », explique la professeure Alice Dennis, chercheuse à l’UNamur, à l’Unité de Recherche en Biologie Environnementale et Évolutive. 

Alice Dennis

« Et depuis peu, avec l’évolution des techniques, nous pouvons également obtenir de longues séquences, mais seuls quelques laboratoires de pointe dans le monde sont capables de séquencer un génome dans son intégralité. La plupart des chercheurs se retrouvent donc généralement avec des codes génétiques incomplets, fragmentés en des milliers de pièces. En tentant de préserver l’ADN de l’ensemble des eucaryotes européens, ERGA participera donc à considérablement améliorer les standards de séquençage de génome un peu partout en Europe, afin d’obtenir des génomes de référence, c’est-à-dire de grande qualité. »

Génomes, vos papiers !  

Une tâche herculéenne, alors que l’Europe compte près de 200 000 espèces, dont un cinquième est menacé d’extinction en raison entre autres du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. « Il faut comprendre que de nombreuses étapes sont importantes pour l’obtention d’un seul génome », ajoute Alice Dennis. « Pour chaque espèce, il faut obtenir des échantillons biologiques de qualité, ce qui peut être difficile quand il s’agit d’une espèce rare ou menacée. Puis vient l’étape de séquençage et d’assemblage des génomes, qui consiste à agencer tous les fragments d’ADN obtenus. Et ensuite, nous pouvons passer à l’annotation, avant de procéder à l’analyse. »

L’annotation, une étape cruciale et « souvent négligée », est menée par un comité sous la responsabilité de la biologiste de l’UNamur. « Mon travail consiste à déterminer quelle partie de l’ADN correspond à quoi : telle séquence correspond à un gène, telle autre est une séquence de régulation, etc. », détaille Alice Dennis. « Malheureusement, c’est un travail que peu de gens savent faire, en partie en raison du fait qu’il existe peu de bons outils pour vérifier la qualité de votre travail. »

Selon la chercheuse, la création de génomes de référence apportera une aide précieuse à la préservation de la biodiversité en Europe. « Un seul génome apporte de nombreuses informations », estime-t-elle. « Chez la plupart des organismes, chaque chromosome est dédoublé. En les comparant, vous pouvez déjà avoir une idée de la diversité génétique d’un individu. Si celle-ci est faible, cela signifie que la population montre des signes de consanguinité. »

Les génomes de référence fonctionnent dès lors comme des pierres de Rosette pour les études futures. « Il est bien plus facile et beaucoup moins onéreux de comparer quelques séquences d’ADN de nombreux individus à un original, que de créer ce dernier », juge Alice Dennis. « Cela permet de suivre des populations, d’identifier celles qui sont le plus en danger. Nous pourrons également étudier les gènes qui sont soumis à de fortes pressions évolutionnistes, et susceptibles de muter au cours des années. »

Travail de groupe  

Au-delà d’Alice Dennis, plus de 1 000 chercheurs dans toute l’Europe participent au projet ERGA. Et ce dernier est, en réalité, la partie européenne d’un ensemble encore plus vaste, le Earth Biogenome Project, qui vise à séquencer l’intégralité du vivant sur une période de 10 ans. ERGA compte par ailleurs des membres prestigieux comme le Darwin Tree of Life, au Royaume-Uni, ou le projet ATLASEA en France, qui vise à séquencer l’ADN de la vie marine.

Mais pour Alice Dennis, l’initiative ERGA va bien plus loin que ces grands partenaires : « ERGA met un accent particulier à la création d’un réseau décentralisé, et d’une science qui se veut inclusive. Ces grands partenaires ont certes les moyens de séquencer n’importe quel génome, mais cela se ferait au détriment de pays moins bien dotés. Il existe de nombreux hotspots de biodiversité en Europe, auxquels ces grands laboratoires n’ont pas accès. Compter sur les expertises locales, et permettre à tout le monde de participer et de développer ses compétences permettra de s’assurer qu’un maximum d’espèces soient présentes dans cet Atlas. C’est aussi pour cela que toutes les données produites seront disponibles en libre accès. »

Après une première déclaration d’intention, les chercheurs à l’initiative d’ERGA ont mis sur pied un projet pilote, clôturé en 2023, et qui a permis de lever un certain nombre de difficultés. « Nous avons essayé de coordonner notre action avant même de recevoir des fonds », se souvient Alice Dennis. « Chaque pays est venu avec un ou deux organismes dont ils voulaient séquencer l’ADN, et tout a été fait grâce à un partage des moyens que chacun avait à disposition, et des dons de certaines entreprises. Cela a permis d’identifier nombre de problèmes, comme la difficulté de faire voyager des échantillons dans de bonnes conditions, afin de préserver le matériel génétique. »

Au total, cette phase de test a déjà permis d’établir 1 213 génomes de référence. Et le rythme s’accélère, notamment grâce à un financement du programme Horizon Europe de l’Union européenne. La deuxième phase du projet, qui débute cette année et qui se déroulera sur 5 ans, a pour ambition de séquencer 150 000 génomes, en mettant la priorité sur les espèces les plus menacées.

Logos Europe et projet ERGA

ERGA est soutenu par Horizon Europe dans le cadre du programme Biodiversité, économie circulaire et environnement (REA.B.3, BGE 101059492).

Cet article est tiré de la rubrique "Eurêka" du magazine Omalius #33 (Juin 2024).

Couverture Omalius#33