Je suis née dans pays tout petit. Un pays si petit que si on veut le montrer sur une carte, il disparait sous notre doigt. J’ai grandi dans une moitié de ville, ville amputée, livrée à la violence et à la barbarie de la guerre. Ce pays, c’est le Liban. Cette moitié de ville, c’était Beyrouth qui était alors coupée en deux par une ligne de démarcation envahie par la végétation et les mines… 

Je me souviens que pour téléphoner il fallait parfois attendre la tonalité de longues heures. 

Je me souviens que pour pouvoir prendre une douche il fallait aller à la fontaine remplir des jerricanes d’eau.   

Je me souviens de la fois où, n’ayant pas pu revenir à la maison à cause des bombardements, nous avons dû passer la nuit à l’école. C’était une école Jésuite, je me souviens que nous avions passé la nuit à prier dans nos sacs de couchage prêtés par l’armée libanaise et à manger des bonbons. 

Je me souviens de Goldorak… et des coupures d’électricité. 

Je me souviens des ongles de Florence Griffith Joyner et de ses ongles peints. 

Je me souviens que pendant la guerre mon père avait pris l’habitude d’écouter de la musique très très fort. Je me souviens que j’ai mis du temps à comprendre que s’il écoutait sa musique si fort ; c’était pour tenter de couvrir le chaos de l’extérieur. 

Car être enfant à Beyrouth dans les années 80, c’est 

  • Ramasser des éclats d’obus pendant les cesser le feu et ensuite les échanger avec les voisins ; 
  • Se taire quand un flash d’info retentit à la radio ; 
  • Avoir le réflexe, en voiture, de rentrer la tête dans les épaules et de se tasser dans son siège pour éviter le franc-tireur ; 
  • Savoir, au son qu’il émet, si un obus est un « départ » ou une « arrivée » ; 
  • C’est aussi et surtout, écouter avec fascination les adultes, regroupés autour d’un jeu de cartes dans un abri, nous raconter, entre deux volutes de cigarettes importées, les histoires du Beyrouth d’avant.  

Je me souviens d’une de mes premières balades au centre-ville, après la guerre. J’avais 10 ans. Mon père nous y avait emmenés pour nous montrer tous les lieux qu’il avait connus dans sa jeunesse : la pâtisserie Suisse, qui faisait les meilleurs choux à la crème du monde, le cinéma Opéra où il allait en tram les samedis après-midi, le magasin d’instruments de musique de mon grand-père Joseph qui avait la particularité d’être construit autour d’un ficus géant, celui de son oncle Émile, qui vendait des « nouveautés », le souk Ayass, le souk en franj, le souk … aranis aranis ! boya boya ! boukra el sahab ! boya aboya ! 3alsekkin ya battikh ! 

Je me souviens que pour accompagner les images sorties de sa mémoire, mon père désignait invariablement du doigt… des tas de gravats. 

J’ai grandi avec la nécessité de remplacer ces tas de gravats par quelque chose de beau, quelque chose de supportable, au moins, quelque chose qui fasse récit. 

Au lycée le programme de nos livres d’histoire s’arrêtait (et c’est encore le cas aujourd’hui) le 13 avril 1975, qui est le premier jour de la guerre. Après, plus rien. Rien d’autre que le blanc de la dernière page.  

J’ai compris que j’avais hérité d’un pays en ruines et que les récits de son passé insouciant ne suffiraient pas à le reconstruire. Il fallait se mettre au travail. Tenter de remplir cette page blanche. 

La nécessité devenue urgence, j’ai commencé à écrire pour mieux comprendre. J’ai commencé à dessiner pour mieux voir.  

Il fallait contrer l’oubli, « arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse » comme le disait si bien Georges Perec.  

De la Belgique, j’ai d’abord connu Jacques Brel que ma mère nous faisait écouter en boucle en voiture dans les interminables embouteillages beyrouthins. Une valse à 3 temps… C’était l’époque des k7 (je me souviens du bruit qu’elles faisaient quand on les secouait) et des compilations, face A face B…  

Puis, il y a eu, la bande dessinée ! Hergé, Franquin, Peyo, Les vieux « Journal de Tintin » de mon père, et tous les « illustrés » que nos parents nous proposaient, comme autant de fenêtres ouvertes vers un monde plus respirable. La bande dessinée ! Cet art singulier, né de l’alchimie entre le texte et l’image, j’y ai, enfant, trouvé un sanctuaire, à l’écart des bombes et de la violence, puis adulte, un outil merveilleux, devenu très vite indispensable à ma vie. Une nouvelle langue. 

J’ai quitté Beyrouth en août 2004. Je suis partie un matin, sur la pointe des pieds, laissant la ville se réveiller sans moi. Dans la voiture qui me menait à l’aéroport, il y avait mon père, ma mère et ma valise. Je me souviens que j’avais droit un seul bagage de 23 Kilos. Et 23, c’était aussi mon âge. J’y ai vu comme un bon présage. J’allais en France, chercher un éditeur.  

La suite vous la connaissez peut-être à travers mes romans graphiques, mais ce que vous ne savez peut-être pas c’est que quand je travaillais à l’écriture du “Piano Oriental", c’est un musicologue belge qui m’a expliqué le mystère des quarts de tons de la musique arabe. C’est aussi un Belge qui, une fois le livre paru, a voulu reconstituer ce piano bilingue que mon arrière-grand-père avait conçu à Beyrouth à la fin des années 50. Enfin, c’est un éditeur belge qui l’a publié.  

Et me voilà aujourd’hui parmi vous, quel plaisir, je vous remercie du fond du cœur de me recevoir. C’est une grande joie et un grand honneur d’être accueillie dans votre Université. Je sais et chéris l’importance de l’éducation, du savoir, de sa transmission.   

Me voilà parmi vous aujourd’hui et je ne peux m’empêcher de penser au Liban qui vit à nouveau des heures noires. 2000 morts, 10 000 de personnes disparues sous les décombres,  

1 million de déplacés. Pour le moment… 

Je pense enfin, à mes parents, mes deux phares, mes deux lucioles beyrouthines à qui je dois tant. Je pense aussi aux enfants du Liban. Parmi ceux qui survivront à ce carnage, certains prendront peut-être un jour un crayon, une plume, un pinceau, et raconteront à leur tour. 

Zeina Abirached