Cet article est tiré de la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius de juin 2024.

Il n’y a pas si longtemps encore, l’intelligence artificielle semblait la seule affaire des scénaristes hollywoodiens et des geeks. Mais l’arrivée du robot conversationnel ChatGPT fin 2022 a fait prendre conscience à l’ensemble des secteurs qu’il était désormais impossible d’ignorer les enjeux liés à l’IA. « Les départements de médecine, de vétérinaire, de gestion, de communication... : tout le monde a commencé à me solliciter », se souvient Benoît Frenay, professeur d’informatique à l’UNamur. « En Faculté d’informatique, cela fait longtemps qu’on s’intéresse à l’IA et que cette thématique fait partie intégrante de nos formations. Or depuis 10 ans, on se rend compte que l’IA percole de plus en plus vite dans toutes les strates de la société. Avec ChatGPT, ça s’est encore accéléré. Quelque part, ce n’était plus crédible de ne pas avoir une unité d’enseignement dédiée. »  

Dès la rentrée prochaine, un cours sur l’IA sera donc proposé à tous les étudiants de bloc 3, avec pour objectif de montrer « comment ça s’est créé et comment ça fonctionne, en dépassant les considérations "café du commerce" que l’on entend un peu trop souvent dans les médias. » Les aspects légaux, éthiques, managériaux ou encore pédagogiques de l’IA y seront abordés grâce à l’intervention d’enseignants issus de différentes facultés. « Nous montrerons comment l’IA est utilisée dans chaque discipline, afin que l’étudiant puisse avoir un aperçu à la fois des risques et des opportunités dans son domaine », poursuit Benoît Frenay. Des enseignements basés sur la recherche, qui rappellent aussi que l’IA n’est pas la chasse gardée du privé. 

L’IA au cœur des pratiques

Prenons les médecins. Aujourd’hui, la qualité des images IRM (imagerie médicale par résonnance magnétique) dépend de la puissance de l’aimant. Mais peut-on, comme certaines sociétés le proposent, utiliser désormais des aimants moins puissants et solliciter dans un deuxième temps l’aide de l’IA pour améliorer ces images ? « L’IA permet de montrer ce qui devrait être là normalement, mais pour autant, elle ne montre pas forcément ce qui est vraiment là », détaille Benoît Frenay. 

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Benoit Frenay

Par exemple, certaines personnes ont plusieurs rates. Or, si l’on demande à l’IA d’augmenter la résolution d’une image, elle n’ajoutera pas cette rate excédentaire. L’IA ne montre pas les anomalies... Cela ne veut pas dire que la technologie est mauvaise, mais il faut que les médecins comprennent à quoi ils ont à faire.

Benoit Frenay Professeur d’informatique à l’UNamur

Dans le domaine médical, l’IA est aussi appelée à intervenir de plus en plus souvent dans l’aide à la prise de décision. Même si la médecine reste un art... « Si vous avez 27 ans et que vous venez de finir vos études de médecine, quelle sera votre réaction si l’IA propose un diagnostic qui ne vous semble pas le bon ? » interroge Benoît Frenay. « Si vous faites comme vous pensez et que vous vous plantez, vous vous reprocherez de ne pas avoir suivi les recommandations de l’IA. Mais à l’inverse, si vous suivez l’IA et que vous aviez en fait raison, vous vous reprocherez d’avoir rangé votre esprit critique au vestiaire... » Car un bon usage de l’IA nécessite aussi une connaissance des rouages de la psychologie humaine... « Soyons honnête : si l’IA vous permet de prendre 100 décisions correctes, à la 101e, vous n’allez plus faire attention. » En éclairant les aspects techniques de l’IA, ce cours offrira un socle à partir duquel les étudiants pourront élaborer une réflexion critique, en lien avec les « tensions et incertitudes » propres à leur discipline.   

L’utilisation de l’IA entre d’ailleurs elle-même en tension avec un autre enjeu de société majeur : le développement durable. « L’IA, ça consomme à mort », résume Benoît Frenay. « Or la part de l’IA dans la consommation énergétique mondiale ne cesse d’augmenter... Il faut que les étudiants y soient sensibilisés : si je peux résoudre mon problème sans IA, c’est mieux d’un point de vue énergétique. Vingt requêtes ChatGPT, c’est un litre d’eau consommé. Utiliser l’IA, c’est un peu comme ouvrir un robinet : peut-être faut-il la voir comme un bien commun dont il ne faut pas abuser... » 

Développement durable, une logique d’interactions

Aujourd’hui, le développement durable est précisément au cœur de nombreux enseignements à l’UNamur, à la fois dans la formation initiale et dans la formation complémentaire. « Aujourd’hui, après 10 ou 15 ans dans le monde du travail, de nombreuses personnes ressentent le besoin de réajuster leurs compétences et connaissances », commente Johan Yans, responsable du Certificat inter universités et hautes écoles en Développement Durable. Depuis dix ans, cette formation qui se déroule sur 13 vendredis accueille chaque année 24 à 30 participants : des travailleurs envoyés par leur organisation, des personnes qui souhaitent se former à titre personnel, mais aussi des participants qui ont quitté leur emploi et cherchent à se réorienter vers un métier qui fait sens pour eux. 

La formation permet de poser les bases dans différents domaines en lien avec le développement durable : climat, biodiversité, responsabilité sociétale des entreprises, économie, ressources, droit, etc. « Le but est de montrer que tous ces aspects sont liés », commente Johan Yans. « Dans le contexte du climat, on aborde évidemment l’énergie puisqu’on parle d’émissions de CO2, liées aux combustibles fossiles. Donc on va se pencher sur la mobilité, l’aménagement du territoire, les voitures, les ressources minérales nécessaires pour les nouvelles batteries si les voitures sont électriques, ou le gaz charbon si les voitures sont thermiques. Donc on va parler de cuivre, de cobalt, d’indium, d’extraction minière à tel endroit du monde et donc de réduction de la biodiversité, d’éthique, de géopolitique, de droit, d’économie... » La mise au jour de ces interactions permet de sortir de la logique du « y-a-qu’à » pour se confronter à la complexité réelle des enjeux. 

« Chaque question ouvre une quantité de portes dans différentes disciplines, alors que l’enseignement et les prises de décision se font encore aujourd’hui majoritairement en silos monodisciplinaires », analyse encore Johan Yans. « L’objectif, c’est que les participants puissent ensuite identifier dans leur vie personnelle et professionnelle où sont les impacts, les enjeux et les actions possibles. » 

Johan Yans

Le nouveau master de spécialisation en management et économie du développement durable, qui débutera à la rentrée prochaine, s’inscrit lui aussi dans cette volonté de penser de manière réaliste les enjeux liés à la transition écologique, en l’occurrence dans le secteur de l’économie, du management et de l’entreprise. « Dans les entreprises et les administrations publiques, la plupart des acteurs de terrain n'ont pas été initialement formés à ces nouveaux enjeux. On leur propose parfois de courts modules pour comprendre certains aspects de la transition, mais cela peut les laisser démunis face à ce changement de paradigme aux multiples implications », raconte Jean-Yves Gnabo, professeur au Département économie et gestion. « Des postes liés au développement durable se créent, mais pour que ces projets soient menés à bien, il faut des gens capables de les piloter... » Cette formation, seul programme diplômant de l’université sur le développement durable, proposera donc une vision large des enjeux et des pratiques, grâce à des intervenants – universitaires ou acteurs de terrain, parfois venus de l’étranger – reconnus comme experts dans leur champ d’expertise. « Nous allons aussi travailler avec un ensemble de partenaires qui partageront les problématiques concrètes auxquelles ils sont confrontés et dont les étudiants pourront se saisir. Il y aura donc une prise directe avec le monde réel », conclut Jean-Yves Gnabo.  

Julie Luong 

Deux autres enjeux, deux autres formations

Le certificat inter-universitaire en démocratie participative 

Depuis trois ans, le certificat inter-universitaire (UMons, ULB, ULiège, UCLouvain, UCLouvain Saint-Louis et UNamur) en démocratie participative permet de répondre à une demande de formation croissante sur les enjeux de participation. « Pour moitié, notre public est composé de professionnels de la participation, des fonctionnaires qui doivent mettre en place des dispositifs participatifs au niveau communal par exemple. L’autre moitié est composée de citoyens engagés, curieux, parfois militants », explique Vincent Jacquet, chercheur en sciences politiques à l’UNamur. La force de ce certificat est de proposer non pas des outils clefs en main – ce que d’autres opérateurs, « associatifs ou commerciaux », offrent déjà – mais plutôt un « espace de réflexion critique », rappelant l’importance et la spécificité de l’approche universitaire concernant ces thématiques qui ont envahi le discours politique et médiatique. « Cette formation est aussi un lieu d’échange où les participants peuvent prendre de la distance par rapport à leurs pratiques. » 

Démocratie sauvage ou démocratie d’élevage 

Aujourd’hui, de nombreuses organisations mettent en effet en place des projets participatifs, avec des budgets dédiés. Mais ces dispositifs sont loin de résumer ce qu’est la démocratie participative. « Globalement, on peut dire que la démocratie est un espace politique dans lequel les citoyens participent. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose », souligne Vincent Jacquet. « C’est pourquoi j’aime bien la distinction entre la démocratie sauvage et la démocratie d’élevage. » Si le cœur de la formation concerne les dispositifs institutionnels mis en place par les pouvoirs publics – la démocratie d’élevage –, elle se penche donc aussi sur les enjeux propres à des formes de participation plus autonomes et plus bottom-up. « La participation, c’est aussi des collectifs de citoyens qui s’auto-organisent par eux-mêmes et frappent à la porte des pouvoirs publics pour réclamer des choses. » Des approches de la participation qui entrent parfois en tension et peuvent susciter des échanges animés entre les étudiants – « une très bonne chose », estime Vincent Jacquet.  

Transition : un mot à tout faire ?

Trois questions à Valérie Tilman, enseignante suppléante au Département de sciences, philosophies et sociétés et titulaire du cours « Transition et soutenabilité : théories, modèles et idéologies en présence. Approche interdisciplinaire ». 

Omalius : Pourquoi ce cours ? 

Valérie Tilman : Lorsque ce cours a été créé, ces matières n’étaient pas abordées dans toutes les facultés. Aujourd’hui, des cours se sont créés ou sont en train de se créer dans chaque faculté pour intégrer ces questions.

Ce cours garde toujours sa raison d’être, selon moi, car sa spécificité est d’être interdisciplinaire, ou plutôt aussi interdisciplinaire que possible, or l’interdisciplinarité n’est pas toujours possible dans le cadre d’autres cours. Il s’agit aussi d’une « unité transversale » : il est donc ouvert, comme cours à option, à tous les étudiants. Plusieurs séances du cours sont même ouvertes au public extérieur à l'université, et celui-ci est souvent au rendez-vous.  

Valérie Tilman

O. : Que nous apprend cette approche interdisciplinaire ? 

V.T. : Elle nous permet de mieux appréhender la complexité des enjeux, et de mieux penser d’éventuelles réponses. Les enjeux abordés par le cours sont les suivants : premièrement, nos modes d’organisation ont généré une crise écologique majeure dont l’humanité, le vivant en général et les écosystèmes ne sortirons pas indemnes ; deuxièmement, ces modes d’organisation sont créateurs et reproducteurs d’inégalités croissantes, de rapports de domination et de conflits destructeurs ; troisièmement, les désastres sociaux et environnementaux sont interdépendants et se renforcent, ils ne doivent donc pas être abordés séparément. Ainsi, on ne peut plus soutenir qu’il est acceptable de dégrader « temporairement » l’environnement pour améliorer la vie des gens, car ces dégradations auront dans tous les cas des répercussions sur les humains et les autres vivants.  

O. : Le terme de « transition » semble parfois utilisé à tort et à travers : comment l’entendez-vous ? 

V.T. : C’est la raison pour laquelle j’ai voulu changer le titre du cours, autrefois intitulé « Quelles transitions pour un monde plus juste et durable ? » : pour ne pas donner l’impression qu’il s’agit d’un cours de propagande sur la transition ou le développement durable. Un des objectifs du cours est d'identifier les notions qui se présentent comme de nouveaux paradigmes, mais qui ne sont dans certains cas que des concepts « marketing » pour justifier des pratiques de greenwashing. Il faut tenter d’éviter l’angélisme et prendre un peu de recul par rapport aux solutions toutes faites qui nous sont présentées. Est-ce que les tomates bio de la grande distribution, les voitures électriques, l’énergie nucléaire, le numérique et les IA à toutes les sauces améliorent réellement les choses sur le plan social et sur les plans sociaux ? Est-ce dans ce sens que nous devons repenser les modes de production, de consommation et de gouvernance ? 

Cet article est tiré de la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #33 (Juin 2024).

Couverture Omalius#33