Cet article est tiré de la rubrique "Alumni" du magazine Omalius de juin 2024.

Omalius : Vous êtes philosophe hospitalier, pouvez-vous nous en dire plus sur ce métier ?

Jérôme Bouvy : Il y a trois ans, le Grand Hôpital de Charleroi a souhaité travailler sur la perte de sens à l’hôpital. De nombreuses questions agitent ce milieu depuis toujours, et cela s’est accentué plus récemment suite à la pandémie qui a notamment révélé beaucoup de souffrance éthique chez les soignants. Le rôle d'un philosophe hospitalier, face à ces nombreux questionnements, est alors d'ouvrir des espaces de réflexion au sein de l’institution. Mon travail vise donc à déployer des pratiques réflexives, en particulier dans un environnement où la recherche de sens peut être prégnante, comme c'est souvent le cas dans le domaine de la santé. Mon objectif est d'encourager les membres du personnel hospitalier à prendre le temps de penser de manière critique et à partager leurs préoccupations afin de favoriser un dialogue constructif. Une des spécificités de ma fonction est que je ne m’adresse pas directement aux patients. Je suis engagé pour travailler avec les membres du personnel, qu’ils soient soignants, informaticiens, comptables… cela représente plus de 200 métiers.  

O. : Comment cela se concrétise-t-il au quotidien ?

J.B. : J’anime des ateliers philo ou des temps éthiques avec les travailleurs hospitaliers pour libérer la pensée à l’hôpital et questionner ce qui les met en difficulté. Ce sont des lieux de réconfort, où l’on re-tisse du collectif, mais ce sont parfois aussi des lieux d’inconfort. On ne vient pas simplement déposer ses opinions, on vient les interroger. Les travailleurs viennent aussi parler de leur propre vulnérabilité, en tant que soignant ou citoyen. Pour animer ces espaces, j’utilise des outils issus du mouvement des nouvelles pratiques philosophiques. Je lance ainsi des discussions à visée philosophique et démocratique (développées par Michel Tozzi) et j’utilise beaucoup le dispositif de la communauté de recherche philosophique (développé par Matthew Lipman). Concrètement, cela peut prendre la forme d’ateliers philo, de groupes de lecture et d’écriture, de séminaires ou encore de maraudes éthiques… À l’hôpital, pour ce qui est des soignants, la meilleure porte d’entrée reste l’éthique clinique. En partant d’une situation de soin, on peut tirer le fil du questionnement. On arrive alors très à des questions philosophiques ou plus largement, aux humanités en santé. Je défends l’idée d’une philosophie modeste, avec cette idée de donner le goût de la pratique philosophique. La philosophie n’est pas là pour faire des miracles, elle est là pour interroger le travail. Faire de la philosophie, c’est déjà faire preuve de lucidité, sortir des simplismes qui nous font du bien.  

O. : Quelles sont les questions que vous abordez lors de ces rencontres ?

J.B. : Elles sont nombreuses : la violence à l’hôpital, l’autonomie, la souffrance éthique, l’usure compassionnelle, la vulnérabilité, ou encore le manque de dialogue. Les rapports entre médecins et infirmiers peuvent aussi être difficiles. La question est alors de voir comment s’organiser dans les soins de santé. On parle parfois d’un tournant gestionnaire dans ce secteur au tournant des années 80, qui a mis l’organisation du travail en difficulté. Ce néomanagement, issu des entreprises privées, grignote aussi le monde de l’hôpital. Il faut alors développer une sorte de vigilance à son égard. Être philosophe à l’hôpital, ce n’est pas juste accompagner le changement. Il y a un tel impératif aujourd’hui à l’adaptation et à l’agilité qu’il faut aussi pouvoir questionner la nécessité de ce changement, voire parfois peut-être y résister.  

O. : Quelles sont les compétences que requiert le poste de philosophe dans le domaine hospitalier ?

J.B. : La qualité principale est sans doute l’humilité. On n’arrive pas à l’hôpital en disant « Vous allez mal, je viens vous aider », mais plutôt avec une approche « Vous allez mal, aidez moi à comprendre ». Cette humilité est essentielle, car il est primordial de reconnaître que le rôle du philosophe hospitalier n'est pas de fournir des réponses pré-pensées, mais plutôt de poser les bonnes questions et d’encourager la réflexivité. Cela demande aussi une forte capacité d'écoute et de dialogue. D’ailleurs, mon rôle de président du Cercle Carolo à l’UNamur lors de mes études et mon côté festif m’ont sans doute aidé à être à l’aise socialement. Pour moi, le philosophe doit savoir marcher sur ses deux pieds. Il y a le pied de la pratique : être sur le terrain de l’animation, dans les équipes. Cela implique une grande attention didactique (comment susciter l’intérêt des travailleurs qui ne se sentent pas concernés par la philosophie ?) Le deuxième pied est celui de la théorie, via des lectures ou des conférences. Il y a toujours un déséquilibre entre ces deux dimensions, car aller sur le terrain, c’est susciter de nouvelles questions, qui réclament un nouvel exercice théorique.  

O. : Comment voyez-vous l'avenir de la philosophie en milieu hospitalier ?

J.B. : Cette nouvelle fonction suscite beaucoup de curiosité. J’adorerais qu’un réseau de philosophes hospitaliers se crée dans les années à venir, ce serait génial ! L’ambition est de développer une culture de dialogue dans l’hôpital qui passe par des espaces de délibération qu’il faut pouvoir institutionnaliser. Au-delà de l’engagement d’un philosophe, l’objectif est de laisser une place aux humanités en santé. Cela peut se faire par l’engagement d’un sociologue, d’un anthropologue, d’un philosophe…  

O. : Quel conseil donneriez-vous aux jeunes qui veulent se lancer dans la philosophie ?

J.B. : J’ai envie de souligner l’importance de travailler sérieusement, sans se prendre trop au sérieux. C’est ce qui me guide encore aujourd’hui. Un philosophe qui se prend trop au sérieux risquerait de passer à côté d’une forme de légèreté essentielle. Il faut pouvoir trouver son équilibre et profiter des études au-delà des cours, car la fête en fait partie aussi. 

O. : Que retenez-vous de votre parcours à l’Université de Namur ?

J.B. : Le mot qui me vient, c’est « familial ». Je n’ai pas toujours été un élève très présent, mais je ne me suis jamais senti abandonné par mes professeurs. Ils proposent un accompagnement que l’on ne trouve pas ailleurs. J’aurais possiblement décroché, à 18 ans, si je n’avais pas bénéficié de cet accompagnement privilégié.  

Parcours

2009-2014 : Bachelier en philosophie à l’UNamur 

2014-2016 : Master en philosophie, finalité didactique à l’UCLouvain 

2017-2019 : Enseignant Français et religion au Collège du Sacré-Cœur 

2019-2020 : Certificat didactique, philosophie et citoyenneté à l’UCLouvain 

2019-2022 : Enseignant Philosophie et Citoyenneté  

Depuis 2022 : Philosophe hospitalier au Grand Hôpital de Charleroi  

Cet article est tiré de la rubrique "Alumni" du magazine Omalius #33 (Juin 2024).

Couverture Omalius#33