Jean-Marie Lehn : À ce stade, je dirais la conceptualisation du domaine de la chimie supramoléculaire (voir encart ci-dessous). Celle-ci a toujours existé. Mais à un moment donné, il a fallu conceptualiser et découvrir certains des mécanismes des effets supramoléculaires.
O. : Qu’entendez-vous par « effets supramoléculaires » ?
J.-M.L. : C’est la façon dont les molécules s’assemblent, se comportent lorsqu’elles sont mélangées en phase condensée. Un verre d’eau, par exemple, peut bouillir ou bien geler, alors qu’une molécule isolée ne peut faire ni l’un, ni l’autre. C’est l’ensemble des molécules d’eau avec les interactions entre elles qui donne lieu à des propriétés que l’on peut appeler « émergentes ». Au fur à mesure que le niveau de complexité augmente, de nouvelles propriétés surgissent.
On peut ainsi considérer que la propriété la plus haute en valeur absolue, c’est la pensée. Certes, il y a beaucoup à apprendre sur le fonctionnement la pensée. Mais plus il y a de complexité, plus des propriétés plus complexes apparaissent. Elles ne sont pas réduites à leurs composants, notamment la pensée aux molécules formant le cerveau mais en sont déduites par augmentation progressive du niveau de complexité.
O. : Quel rôle jouera la chimie dans le monde de demain par rapport aux crises énergétiques ?
J.-M.L. : Il me semble qu’il faut prendre l’énergie là où il y en a. L’énergie détermine tout le reste. Il faut mobiliser toutes les sources. Tout d’abord, utiliser l’eau, le vent, le soleil, la terre (l’hydroélectrique, les éoliennes, le photovoltaïque, la géothermie). Et évidemment, s’y ajoute l’énergie nucléaire qui représente un apport crucial. Comme beaucoup d’autres personnes, je suis en faveur de la mise en œuvre et du développement de l’énergie nucléaire, bien gérée et utilisée.
La chimie quant à elle contribue énormément aux matériaux utilisés dans les énergies dites renouvelables et bien sûr dans la fabrication des batteries dont leur mise en œuvre dépend.
Récemment, j’ai demandé à un chauffeur de taxi quel était le poids de la batterie de sa voiture électrique. Elle pesait 600 kg, c’est-à-dire qu’en baladant une personne, il en transportait en réalité 10. Ce n’est pas soutenable ! Il va falloir que l’on trouve des batteries beaucoup plus efficaces. Nous avions d’ailleurs travaillé pendant 10 ans sur la photo-décomposition de l’eau au moment de la première crise pétrolière en 1974. Des résultats fondamentaux intéressants ont été obtenus et des progrès ont été réalisés, mais il faut arriver à une situation qui puisse être économiquement viable.
O. : Que vous a apporté le Prix Nobel personnellement ?
J.-M.L. : L’attribution du Prix Nobel repose sur de multiples nominations et donne à penser que vous avez fait une contribution importante dans un certain domaine de la science. Évidemment, c’est une satisfaction. Par ailleurs, il faut dire que de nombreux scientifiques qui auraient pu l’avoir ne l’ont pas obtenu. Je pense notamment à Mendeleïev et son système de classification des éléments au milieu du 19ème siècle.
O. : Quel est votre regard sur la chimie à l’UNamur et sur la nouvelle génération ?
J.-M.L. : Un département relativement petit mais très actif ! Je ne connais pas tout le monde mais les recherches que l’on y mène sont de haut niveau.
O. : Un message pour la génération future ?
J.-M.L. : Je dis souvent que la science définit l’avenir de l’humanité. Il est crucial de renforcer l’éducation en science et l’esprit scientifique. Avec les fakes news, on serait tenté de croire n’importe quoi. Mais il faut plutôt admettre que l’on ne peut pas toujours tout savoir, même si cela est une idée inconfortable. La science est elle-même très inconfortable, car la certitude absolue n’existe pas.
Je pense que la science continuera à guider l’humanité vers le futur, mais au-delà des découvertes et des applications pratiques, c’est surtout l’esprit et la démarche scientifique qui sont importants.