Cet article est tiré de la rubrique "Impact" du magazine Omalius de décembre 2024.

Dans la nuit du 31 janvier 1953, la mer du Nord est soudainement montée de près de quatre mètres, submergeant une partie des Pays-Bas et de la Belgique. La catastrophe a causé la mort de plus de 2 500 personnes, ainsi que des dégâts considérables. Selon Anna Kiriliouk, chargée de cours en statistiques au Département de mathématique et à la Faculté EMCP de l'UNamur, cet événement exceptionnel a véritablement marqué « le début du développement de la théorie des valeurs extrêmes, avec le développement du premier projet de construction en valeurs extrêmes ». 

Le plan Delta, c'est son nom, est un système de digues qui protège les Pays-Bas contre le risque de submersion, avec un débordement de ces digues une fois tous les 10 000 ans. Un danger rare, certes, mais non nul, qui « n'aurait pas pu être calculé grâce aux statistiques classiques, très mal adaptées aux événements rares », estime la mathématicienne. 

Or, alors que le changement climatique est souvent évoqué en termes de moyenne, comme l'augmentation des températures et du niveau de la mer, il a aussi pour conséquence d'augmenter la fréquence des événements climatiques extrêmes, avec des répercussions importantes sur nos sociétés. « En d'autres termes, le risque augmente en même temps que la concentration de gaz à effet de serre (GES) dans l'atmosphère », résume la chercheuse. « Ainsi, une inondation calculée en 1953 pour n'arriver que tous les 10 000 ans n'a pas la même signification qu'aujourd'hui. Cette dernière pourrait arriver plus fréquemment, par exemple tous les 1 000 ans ». 

Attribuer les événements extrêmes

Si les événements climatiques extrêmes sont en augmentation, il est difficile dans la pratique d'attribuer telle inondation ou telle sécheresse au changement climatique. Dans cette optique, Anna Kiriliouk vient d'obtenir un projet de recherche interdisciplinaire, dénommé EXALT, en collaboration avec l'UCLouvain. « Il implique à la fois des climatologues et des statisticiens », dévoile-t-elle.

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Photo d'Anna Kiriliouk

« Cette collaboration est très importante, car répondre à cette question de l'attribution des événements extrêmes ne peut se faire que grâce au développement d'un langage commun entre nos deux disciplines, qui fonctionnent pour l'instant de façon séparée. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres »

Anna Kiriliouk Chargée de cours en statistiques au Département de mathématique et à la Faculté EMCP de l'UNamur

En pratique, le projet EXALT va donc calculer les probabilités de survenue d'un événement extrême et comparer cette probabilité avec celle d'une même situation dans un monde où les émissions de GES n'auraient pas augmenté. « Évidemment, nous n'avons pas de données réelles provenant d'un tel monde », indique Anna Kiriliouk. « Nous nous basons donc sur les simulations climatiques alternatives, dont nous allons par ailleurs comparer la qualité, avec un focus sur les événements extrêmes ». 

Réparti en trois groupes de travail, le projet EXALT cherchera notamment à déterminer le rôle du changement climatique dans la survenue d'inondations, ainsi que de vagues de chaleur et de sécheresse en Europe. Et ce, de la façon la plus réaliste possible : « L'une des choses que l'on souhaite intégrer dans les modèles climatiques concerne la dépendance entre les données », explique Anna Kiriliouk. « Par exemple, si une vague de chaleur frappe Namur, il y a de fortes chances que les mêmes températures affectent Louvain-La-Neuve. On dit dès lors qu'il y a une forte dépendance spatiale entre ces deux données. Cependant, cette dépendance n'est sans doute pas du tout valable pour la pluie, qui est beaucoup plus hétérogène. En prenant en compte toutes ces variables, spatiales, mais aussi temporelles, nous espérons améliorer les modèles existants ». 

Un troisième groupe de travail étudiera des zones beaucoup plus lointaines, situées en Antarctique. « Jusqu'en 2016, l'étendue de la banquise antarctique augmentait, avant de brutalement diminuer », éclaire la chercheuse. « Or, selon les modèles, cet événement était jugé quasiment impossible. Mais avec l'un des partenaires de EXALT, nous avons commencé à analyser l'évolution de l'étendue de la banquise avec la théorie des valeurs extrêmes. Avec cette dernière, cette chute subite n'était plus si improbable. Cela nous a confortés dans notre approche, ce qui est d'autant plus important alors que l'état de la banquise influence très fortement d'autres variables climatiques ». 

Des événements composés

Cette interaction entre plusieurs processus climatiques fait d'ailleurs l'objet d'un deuxième projet tout juste obtenu par Anna Kiriliouk et financé par un Mandat d'Impulsion Scientifique du FNRS. « L’objectif est de permettre d'étudier ce qu'on nomme les événements composés », explique la chercheuse. « Lors des situations climatiques extrêmes, on associe habituellement des valeurs très hautes ou basses simultanément, comme un manque de pluie et une température élevée, ce qui aboutit à une sécheresse intense. Mais dans le cas des phénomènes composés, on constate que la combinaison de plusieurs variables, pourtant dans un état modéré, aboutit à un événement grave et inhabituel ». 

Ainsi, en 2017, l'ouragan Sandy qui a frappé les côtes américaines est considéré comme un événement composé. Alors que les ouragans de l'Atlantique Nord se dissipent habituellement en plein océan, ce dernier a coïncidé avec des vents en direction des côtes et une marée haute, conduisant à des inondations massives de New York et ses environs.  

« Dans ce projet, nous allons donc tenter d'inclure plus de souplesse entre les différentes variables, en introduisant différents degrés de dépendance », développe la mathématicienne. « Nous allons aussi tenter, dans un deuxième temps, de regrouper les dépendances entre elles, afin d'alléger les modèles qui deviennent de plus en plus complexes au fur et à mesure qu'on y ajoute des nuances. Et une fois ces modèles modifiés, nous allons les appliquer à des événements récents afin de tester leur réalisme ». 

EXALT – projet ARC (FWB)

Financés par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), les projets ARC sont des projets d'Action de Recherche Concertée qui visent à développer des centres d'excellence universitaires ou interuniversitaires dans des axes de recherche fondamentale et, si possible, qui effectuent de la recherche fondamentale et appliquée de manière intégrée et visent à valoriser économiquement et socialement les résultats de la recherche. 

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Mandat d’impulsion scientifique (MIS) – FNRS 

L’objectif du financement accordé est de soutenir de jeunes chercheurs permanents désireux de développer une unité scientifique au sein de leur institution universitaire dans un domaine d’avenir.  Ce mandat a valu à Anna Kiriliouk un fellowship du Namur Research College (NARC). 

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Cet article est tiré de la rubrique "Impact" du magazine Omalius #35 (Décembre 2024).

Visuel de Omalius #35 - décembre 2024