Cet article a été réalisé pour la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #25 de juin 2022.

Pour la philosophe Laura Rizzerio, principale artisane du futur séminaire sur le bien commun de l’UNamur, « Il faut renouer avec la notion ancienne de bien commun. "Commun" vient du latin "cum munus", "munus" désignant un don, une forme de rémunération pour une tâche accomplie dans la sphère publique. Donc, dès l’Antiquité, la référence au bien commun est liée à la conscience de l’appartenance à une communauté. À Rome, mais aussi en Grèce, où le terme pour "commun" est "koinon", dont Aristote dit qu’il ne signifie pas seulement mettre des biens ensemble ou vivre ensemble, mais participer ensemble à la gestion de la chose commune. »

Bonheur personnel

L’idée a été reprise au Moyen Âge, le « commun » étant alors la création tout entière, confiée par Dieu à l’humanité. « Gérer la création comme un bien commun, c’était reconnaître cet appel de Dieu », précise Laura Rizzerio. « Au Moyen Âge comme dans l’Antiquité, la référence au bien commun va de pair avec cette gestion commune, mais aussi – et cela mérite d’être souligné – avec le bonheur personnel : l’humain ne peut s’accomplir pleinement sans investir cette dimension communautaire. »

Du bien commun à l’intérêt général

Mais, avec l’individualisme, « apparu à l’époque moderne et philosophiquement avec Descartes », le bien commun a cédé la place à l’intérêt général, c’est-à-dire à la somme des intérêts particuliers, géré par l’État, et désormais conditionné par la situation du marché.

Résultat : nous sommes aujourd’hui dans une crise majeure parce que notre modèle de société nous a amenés à dévaster la nature

Laura Rizzerio Professeure de Philosophie

« Résultat : nous sommes aujourd’hui dans une crise majeure », insiste Laura Rizzerio, « parce que notre modèle de société nous a amenés à dévaster la nature, créant un déséquilibre responsable non seulement de sécheresses et d’inondations, mais aussi de pandémies comme celle dont nous sortons, avec leurs enchaînements catastrophiques de crises économiques, appropriation des ressources naturelles, guerres, appauvrissement, migrations… »

Transformation

Un changement sociétal, et même paradigmatique, s’impose donc. « Tous les dysfonctionnements de nos sociétés découlent des mêmes logiques - toujours plus de croissance, il est impératif de tout ‘maîtriser’, l’exploitation de certains peuples par d’autres se justifie, etc. - qui sont en fait de l’ordre des paradigmes », constate Claire-Anaïs Boulanger, chercheuse doctorante en sciences de gestion. « Des paradigmes dont nous avons souvent l’impression qu’ils sont abstraits ou qu’ils se jouent à des niveaux supérieurs, de sorte que nous les croyons inattaquables. Mais c’est aussi parce qu’ils sont ancrés dans nos schémas mentaux que nous ne parvenons pas à en sortir. Ainsi, pour beaucoup d’entre nous, réussir dans la vie rime encore avec "toujours plus". Une maison toujours plus spacieuse, une voiture toujours plus puissante, un poste avec toujours plus de responsabilités, etc. Il est là aussi le paradigme de la croissance. Si je veux transformer mon cerveau pour qu’il ne fonctionne plus selon une logique capitaliste, je dois modifier ma structure de pensée. Alors seulement, il sera possible de refaire système, avec d’autres, selon une logique différente. »

De la surexploitation…

Et la réflexion sur le bien commun, et plus largement sur les communs, pourrait bien être le premier pas dans cette direction. Comme le précise Claire-Anaïs Boulanger : « Un commun, c’est une ressource qui bénéficie à une communauté et est gérée selon des règles établies par elle. Par exemple, on dira d’une pêcherie qu’elle est un commun si elle est gérée collectivement par ses usagers, garantissant à la fois la pérennité de la ressource (le poisson) et son accès à tous. » Toutefois, comme le rappelle Nicolas Dendoncker, directeur du Département de géographie de l’UNamur et coordinateur d’un Master en ruralité, il fut un temps où cette propriété collective informelle des ressources passait pour mener tout droit à la catastrophe. Dans un article de 1968 intitulé La tragédie des communs, le biologiste américain Garret Hardin s’appuyait sur l’exemple des pâturages (chaque éleveur servant son intérêt personnel en ajoutant autant de bêtes que possible à son troupeau, sans se soucier des autres éleveurs) pour affirmer que, lorsque plusieurs utilisateurs ont accès à une même ressource, le résultat inévitable est la surexploitation, l’épuisement et finalement la destruction de cette ressource.

… à la gestion en commun

« Pour Hardin, le moyen privilégié pour échapper à cette ‘tragédie’ était la privatisation généralisée : la division des pâturages en parcelles privées », commente Nicolas Dendoncker, « et le monde libéral dans lequel nous vivons continue sur cette lancée, en pratiquant la privatisation à outrance des ressources. Alors que, comme l’a démontré dans les années 1990 la future Prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, la gestion des communs en commun, selon des règles de partage et de réciprocité, contribue à leur durabilité. » Qu’il s’agisse de communs ‘matériels’, comme les pâturages ou les pêcheries, ou de communs ‘immatériels’, comme le climat. « Quasiment tout le monde s’accorde pour dire qu’avec nos pratiques actuelles, nous allons droit dans le mur », insiste Nicolas Dendoncker, « mais, parce qu’il existe des résistances très fortes, de la part de lobbies puissants qui entretiennent, à tous les niveaux, des liens avec le monde politique, ça ne change pas… ».

Quasiment tout le monde s’accorde pour dire qu’avec nos pratiques actuelles, nous allons droit dans le mur !

Nicolas Dedoncker Professeur au Département de Géographie

Faire système autrement

Ou en tout cas pas assez vite. D’où la création de petites communautés, souvent rurales, qui décident de ‘faire système autrement’. « L’ennui, c’est que ce sont souvent des communautés ‘d’entre-soi’, où tout le monde a des aspirations similaires », souligne Claire-Anaïs Boulanger, « or, à l’échelle de la société, le bien commun, c’est aussi avec des gens qu’on déteste : il ne peut pas exister sans la diversité des points de vue. Par ailleurs, un autre enjeu de ces communautés est de ne pas se laisser phagocyter par le monde extérieur, sans pour autant rompre les liens avec lui. Si nous nous mettons à quelques-uns pour créer un petit système autonome coupé de l’extérieur, nous n’avons aucune chance de contribuer à la transformation du grand système auquel nous nous fermons. »

L’idéal agroécologique

Pour Nicolas Dendoncker, réussir la transition vers le bien commun nécessite peut-être de dépasser la notion de ressources. « Dans nos sociétés occidentales, il y a encore une perception dominante de la nature, ou plutôt du vivant non humain, comme atout économique. Au détriment d’autres valeurs importantes, comme le respect de la nature telle qu’elle est et de nos relations avec elle. » D’où l’intérêt de l’agroécologie, qui n’est pas guidée par des considérations économiques, mais part d’un principe de compréhension du vivant. « Il ne s’agit plus d’exploiter le vivant », explique Nicolas Dendoncker, « mais d’en faire notre allié. L’agroécologie repose sur des sols vivants, sur un réseau écologique étendu, qui doit servir d’habitat aux auxiliaires de culture, sur une meilleure utilisation de la matière organique, etc. Bref, sur un rapport au vivant très différent de celui que nous entretenons actuellement. »

Ça marche !

Même si ces pratiques agroécologiques, en phase avec une gestion des communs qui consiste, selon la définition de Claire-Anaïs Boulanger, à « créer de la valeur pour tout le vivant », sont encore freinées par les problèmes financiers et le manque de connaissances, de belles réussites se profilent, entre autres dans le cadre de la reterritorialisation agro-alimentaire. « J’encadre une doctorante, elle-même agricultrice, qui a développé un réseau de fermes en transition appelé Farm for Good, et recréé des filières locales, notamment pour la première moutarde belge bio, avec l’entreprise Bister », explique Nicolas Dendoncker, « et une autre qui vient de remporter un prix de thèse, le RA Award pour les générations futures, pour avoir montré que l’agroécologie fournit plus de services à la société que les pratiques conventionnelles. »

15%

Et, comme les discours sur la transition annoncent un seuil de basculement dès que de fortes minorités (15% de la population suffisent) commencent à penser et agir autrement, il y a de quoi pratiquer, sinon l’optimisme, du moins la positivité. « Mais attention ! », remarque Laura Rizzerio, « ne tombons pas dans le piège du ‘il faut que tout le monde s’y mette, comme ça ça va changer’. Ce qui va nous orienter vers la recherche du bien commun, c’est la prise de conscience individuelle de l’importance du changement, qui est le contraire du volontarisme : je fais ce que je peux, sans tomber dans le radicalisme, je prends encore l’avion et, en cas d’urgence, je commande sur Amazon, mais en sachant qu’à terme, ce sont des attitudes que je devrai modifier. Selon moi, ce sont ces questionnements sur les attitudes qui vont faire avancer les choses, pas les ‘il faut’, ni la culpabilisation ! ».

Le bien commun, c’est fun !

Sans doute certains hésitent-ils encore à s’interroger sur leur mode de vie, parce qu’ils savent que tout changement implique des renoncements souvent douloureux. « Mais il va devenir de plus en plus difficile de continuer à profiter du système actuel en étant constamment rappelés au fait qu’il va se casser la figure et nous avec », résume Claire-Anaïs Boulanger. « Mon espoir est qu’à un moment donné l’alternative - l’appel du bien commun - va devenir plus fun et réjouissante que le surplace. La transition n’est pas seulement un chemin de deuil : c’est aussi un chemin d’exploration, de découverte, de rencontre de l’autre, jalonné d’échanges passionnants et d’enjeux irrésistibles. »

Un commun pas comme les autres : l’hôpital

En lisant un article où la forêt est décrite comme un commun, la Docteure Geneviève Guillaume, chirurgienne et chercheuse en bioéthique, s’interroge : « Cette façon d’envisager la gestion de la forêt en commun serait-elle transposable à un autre écosystème : l’hôpital ? ».

Un cycle sur le bien commun

Durant l’année académique 2022-2023, le Centre Universitaire Notre-Dame de la Paix (cUNdp) de l’UNamur consacrera sa Chaire au bien commun et à ses rapports avec les communs. Il s’agira d’un cycle de leçons, données par des spécialistes de différentes disciplines. « Suggérer des idées pour un nouveau modèle sociétal, c’est le but de la recherche universitaire », précise Laura Rizzerio. « Nous sommes dans un cadre de révolution de paradigme, comme dirait le philosophe et scientifique Thomas Kuhn : nous sommes allés tellement loin dans l’ajustement du paradigme qu’il va finir par s’effondrer. Le problème est donc d’en construire un autre. Et la réflexion sur les communs est la première pierre de cette construction. » Le programme de la Chaire est disponible sur le site du cUNdp.

Cet article est tiré du magazine Omalius #25 de juin 2022.