Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur l’éducation au doute ? 

16% des jeunes envisagent que la terre soit plate. Près de 50% estiment que la meilleure méthode pour s’informer est de se rendre sur internet, contre moins de 10% qui disent faire davantage confiance à l’école. Ces chiffres sont alarmants. Et plus inquiétant encore : ils sont en progression. De manière générale, le citoyen est crédule face à ce qu’il découvre sur internet. Apprendre à douter est donc un véritable challenge. Le besoin est loin d’être neuf, mais aujourd’hui, avec le développement du numérique, des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, il est encore plus criant. Avec des exemples comme Trump qui ne se soucie pas de savoir si ce qu’il dit à des millions de personnes est vrai ou faux, il faut plus que jamais éduquer à ce discernement. La victoire de Trump n’est-elle d’ailleurs pas le reflet d’un échec du système scolaire américain ? En enseignant aux jeunes à penser juste dès l’école, à partir d’une meilleure connaissance du pourquoi ils pensent faux, ils deviendront des citoyens digitaux prudents, critiques et conscients des pièges tendus par les sirènes de la désinformation. 

L’école ne remplit pas cette mission selon vous ? 

En partie, mais pas assez. Au sein de l’enseignement francophone en Belgique, il y a très clairement une prise de conscience de l’urgence et de la nécessité d’éduquer au doute. C’est d’ailleurs un des axes majeurs promus par le Pacte d’excellence qui met en œuvre une série de réformes de l’enseignement de la maternelle à la fin du secondaire. Toutefois, l’éducation à l’esprit critique n’est pas assez intégrée au sein même des programmes. Elle devrait faire partie de chaque matière : des sciences au français, en passant par les mathématiques et l’histoire. De surcroît, l’école ne sait pas comment mettre en œuvre cet apprentissage. 

Justement, comment s’y prendre ? 

C’est l’objet de mon livre (1) où je développe une méthode d’enseignement de l’esprit critique pour l’ère numérique. Le cœur de ma proposition consiste en une pédagogie de la métacognition, étendue aux processus de pensée. Il s’agit, dans un premier temps, de faire prendre conscience aux élèves de leurs propres mécanismes de « mépensée », c’est-à-dire de leurs raisonnements spontanés parfois fallacieux. Il faut aussi faire prendre conscience à l’élève des biais qui le conduisent à faire preuve de crédulité excessive. Autrement dit, il faut parvenir à ce que l’élève qui est face à une information s’interroge spontanément, mais raisonnablement : « est-elle juste ? Qu’est ce qui me permet de dire qu’elle juste ou incorrecte ? ». Actuellement, le système éducatif a trop tendance à le faire à la place de l’élève, à lui indiquer ce qui est vrai, et ce qui ne l’est pas. Or, il existe une multitude de techniques et d’activités assez simples à réaliser à l’école qui entraine à douter, lorsque cela s’avère nécessaire. 

(1) « À l’école du doute », Marc Romainville, Presse universitaire de France, 2023 

Qu’est-ce qui empêche alors que cette éducation fasse partie du programme scolaire ? 

Parce que ça prend du temps et qu’il faudrait donc renoncer à certains éléments de programme au profit de l’éducation au doute. Or, l’enseignement est un paquebot. Pour changer un tout petit peu de direction, il faut y mettre une énergie folle. Il faut convaincre de nombreux acteurs : politiques, enseignants, inspecteurs, parents, etc. Tout cela provoque une certaine inertie. On peut le constater dans chaque réforme de l’enseignement : il y a une certaine lenteur à mettre en place un changement. 

Vous avez pourtant travaillé à la mise en œuvre de grandes réformes de l’enseignement : changer est donc possible ? 

Bien entendu. Ces dernières années, l’école, à travers la réforme du Pacte d’excellence, a modifié ses habitudes. Elle s’est mieux adaptée encore aux besoins de notre société. De réelles grandes avancées ont été engrangées notamment en matière d’éducation au numérique, à la culture et aux arts. Ou encore dans la mise en place du premier référentiel pour les maternelles. Ce sont des réussites que nous pourrons évaluer de manière précise avec les épreuves du CEB en 2026. 

Après celui du doute, quel est votre prochain chantier éducatif ? 

Celui sur l’éducation au changement climatique. C’est aussi une question centrale. À l’UNamur, nous menons déjà des recherches sur ce sujet pour déterminer le rôle de l’école dans ce domaine. Là aussi, la nécessité est grande et urgente. 

CV Express 

Marc Romainville est professeur de pédagogie à l’UNamur. Outre la métacognition et l’éducation à l’esprit critique, ses domaines privilégiés de recherche concernent l'échec dans l'enseignement supérieur, les pratiques étudiantes et les mutations des pratiques enseignantes à l'université. En relation avec ses recherches, Marc Romainville a également participé à la mise en place de projets innovants à la frontière entre l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur tels que :

  • La formation interéseaux REBOND destinée aux étudiants en décrochage précoce de l'enseignement supérieur namurois.
  • Le projet "Passeports pour le bac" visant à identifier les prérequis des formations universitaires et à en mesurer la maîtrise chez les étudiants en tout début d'année.
  • Le projet "Tutorat de transition" visant à assurer, sur la base de ces Passeports, un accompagnement spécifique d'élèves du secondaire issus de milieux défavorisés (financé par la Fondation Roi Baudouin).

Marc Romainville est aussi l’un des principaux artisans du Pacte pour un enseignement d’excellence. Il a ainsi été Président de la Commission des référentiels et des programmes, mandatée par la Fédération Wallonie Bruxelles. 

Cet article est tiré de la rubrique "L'expert" du magazine Omalius #35 (Décembre 2024).

Visuel de Omalius #35 - décembre 2024