Cet article est tiré de la rubrique "Expert" du magazine Omalius#31 (décembre 2023)

Omalius : Qu’est-ce que la chimie théorique, et quelles sont les questions qu’elle explore ?

Benoît Champagne : La chimie théorique cherche à comprendre comment est constituée la matière à l’échelle nanométrique, et quelles sont les propriétés qui en découlent. En d’autres termes, nous partons des atomes, pour ensuite essayer de comprendre de quelle manière ils sont liés les uns aux autres et quelles en sont les conséquences. Et alors que certains chimistes travaillent expérimentalement, en synthétisant des molécules, ou en les analysant grâce à, par exemple, des techniques de spectrophotométrie, nous travaillons quant à nous avec un outil informatique, en réalisant des simulations numériques de ces molécules et de leurs interactions.

O. : Pourquoi parle-t-on également de chimie quantique ?

B.C. : Pour obtenir des informations sur les molécules, il est nécessaire de prendre en compte les lois quantiques qui s’appliquent à une si petite échelle. Lorsqu’on lui apporte une certaine quantité d’énergie, grâce à un rayonnement par exemple, une molécule peut changer d’état, et passer de l’état fondamental à l’état excité, ce qui nous permet de recueillir certaines informations. C’est là notre point de départ. Nous essayons ensuite de développer de nouveaux outils pour passer aux étapes suivantes. Car une fois mises en œuvre dans des applications, les molécules ne sont pas isolées. Elles sont au contraire plusieurs centaines de milliers ! Il est donc nécessaire de tenir compte de l’environnement. Et comme les méthodes que nous utilisons nécessitent d’importantes capacités de calcul, nous combinons alors des méthodes de simulation quantique, pour une molécule, à des méthodes plus classiques, une fois qu’on cherche à simuler cet environnement.

O. : Quelles propriétés de la matière cherchez-vous à explorer ?

B.C. : Notre laboratoire travaille depuis une vingtaine d’années sur les propriétés optiques non linéaires des molécules. Prenons l’exemple d’un pointeur laser. Celui-ci génère une lumière qui n’est pas visible, puisque sa longueur d’onde se situe dans l’infrarouge, à 1064 nanomètres. Pourtant, sur le mur, on distingue bien un point vert ! Cela est dû à un cristal qui est situé sur le trajet de la lumière, et qui combine deux photons en un seul, doublant ainsi la longueur d’onde, à 532 nm. Les applications sont bien concrètes, comme en microscopie, pour mieux visualiser certaines structures du vivant. Mais ces débouchés ne sont pas étudiés dans ce laboratoire, car nous nous intéressons avant tout au cristal lui-même, et aux molécules qui présentent des propriétés similaires. 

O. : Quelles peuvent être les spécificités de ces propriétés ?

B.C. : Tout comme les mains sont l’image l’une de l’autre dans un miroir, certaines molécules ne diffèrent que par le sens dans lequel sont agencés leurs atomes. Pour une même formule chimique, on peut donc avoir plusieurs molécules différentes. On dit alors qu’elles sont chirales, et cela a une influence sur la lumière. Dans le vivant par exemple, beaucoup de molécules sont de cette nature. Et comme deux molécules chirales réagissent différemment en fonction de l’environnement, on peut alors se servir de ces molécules comme d’une sonde. Mais pour cela il est nécessaire de bien comprendre leur structure, et la manière dont elles interagissent avec d’autres. Pour cette raison, nos travaux ont souvent pour base des questions de chercheurs de disciplines expérimentales, comme des biochimistes, qui cherchent à utiliser les propriétés d’une molécule bien précise, ou des spectroscopistes, qui développent de nouvelles techniques de détection et de mesure.

O. : La lumière est-elle le seul moyen d’étudier les propriétés des molécules ?

B.C. : Non, nous menons également des projets de recherche centrés sur la réactivité chimique, dont celle des acides et des bases dites de Lewis, avec le professeur Guillaume Berionni. Il s’agit simplement de molécules « donneurs » d’électrons, dans le cas de la base, ou « accepteurs » d’électrons, dans le cas de l’acide. Mais si on met en regard un acide et une base de Lewis, tout en les empêchant physiquement de se rencontrer, on crée ce qu’on appelle une paire de Lewis frustrée. Ce site où des électrons peuvent alors « voyager » crée un catalyseur puissant, qui peut activer d’autres molécules, et entraîner des réactions qui ne seraient autrement possibles qu’avec des métaux dits de transition, potentiellement plus polluants.

O. : Toutes ces simulations nécessitent une puissance informatique conséquente. Comment procédez-vous ?

B.C. : Toutes nos simulations sont effectuées grâce à des supercalculateurs. Nous faisons partie du Consortium des Équipements de Calcul Intensif (CECI), un consortium interuniversitaire soutenu par le FNRS et la Région wallonne. En fonction de nos besoins, nous pouvons utiliser les supercalculateurs de l’UNamur, ou des autres universités en Fédération Wallonie Bruxelles, qui ont chacun des spécificités propres. Ensuite, si nous avons besoin de plus de ressources, nous pouvons faire appel à Lucia, le supercalculateur wallon. Enfin, il peut arriver que nous ayons encore besoin de puissance supplémentaire, comme lors d’un projet qui modélisait près de 3 millions d’atomes. Dans ce cas, nous pouvons utiliser le supercalculateur européen, LUMI, basé en Finlande et qui a été en partie financé par la Belgique et la Région wallonne. Il s’agit d’une machine partagée par 10 pays, une initiative unique en Europe.

Thibault Grandjean

CV EXPRESS

  • 1992 : Docteur en Sciences (UNamur)
  • 1994 : Prix IBM Belgium
  • 2001 : Agrégé de l'Enseignement Supérieur (UNamur)
  • 2012-2015 : Professeur de recherche Francqui
  • 2010-2016 : Président du Consortium des Équipements de Calcul Intensif (CÉCI)
  • 2020 : Chemistry Europe Fellow
  • Directeur de la revue Chimie Nouvelle
  • Membre du Pôle High Performance Computing (HPC) Multiscale Modelling du Namur Institute of Structured Matter (NISM)

Cet article est tiré de la rubrique "Far away" du magazine Omalius#31 (Décembre 2023).

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