Omalius : Votre dernier roman, Et c’est ainsi que nous vivrons (Belfond, 2023), se passe en 2045. Le pays où vous avez grandi n’existe plus : une nouvelle guerre de Sécession a laissé face à face deux états ennemis, la République Unie qui rassemble les côtes Est et Ouest, et la Confédération des États du Centre, pays régi par le christianisme le plus rigoriste. Ce roman noir, haletant, intensément politique, est-il aussi dystopique qu’on pourrait le penser ?

Douglas Kennedy : C’est avant tout un roman très actuel. Ce n’est en tout cas pas de la science-fiction, mais je dirais plutôt que c’est un roman d’anticipation, c’est différent. Pourquoi j’ai choisi de projeter ce livre en 2045 ? Parce qu’on est 100 ans après la Deuxième Guerre mondiale et que je suis né 10 ans après la Seconde Guerre mondiale. J’ai donc grandi avec l’idée qu’être américain était le plus beau cadeau du monde : les Américains avaient sauvé le monde, nous étions le symbole de la victoire et de la liberté.  Mais nous étions aussi extrêmement isolés, refermés sur nous-mêmes. Si j’ai décidé de plonger ce livre en 2045, c’est parce qu’aux USA nous sommes dans une guerre culturelle depuis la fin des années 60, qui divise les républicains et les démocrates et où la minorité dirige beaucoup. J’ai voulu écrire sur un monde sans liberté, divisé en deux catégories qui ont leur propre limite, leur propre dérive. Ce roman, c’est finalement une forme d’avertissement : il faut sortir de cette logique. 

O. : Dans Et c’est ainsi que nous vivrons, la technologie est omniprésente et gère chaque aspect de la vie des individus, pour le meilleur et pour le pire. Quelle est votre perception de ce monde technologique ? 

D. K. : Aujourd’hui, nous vivons une révolution technologique où nous avons la fâcheuse impression de ne plus avoir de vie privée. Avec l’omniprésence de la technologie, on sait tout de nous, tout est accessible. Or, chacun a ses secrets. La situation est similaire à celle des années 1930 où le totalitarisme s’installait peu à peu. Nous sommes aussi à l’aube d’une nouvelle élection présidentielle aux États-Unis, marquée par la montée des extrêmes. Il s’agit d’une période charnière où il est encore temps d’agir. Nous avons encore le choix de changer. À travers mes romans, j’adresse des avertissements pour sensibiliser et sortir de ces schémas totalitaires. Je n’ai pas l’ambition de faire la morale à mes lecteurs, mais je tente d’alerter sur l’évolution de notre société, sur la réalité dans laquelle nous trouvons en les projetant dans un monde futur. 

O. : Vous inscrivez chacun de vos romans dans une tension entre l’intime (le couple en crise, la cellule familiale, les cheminements individuels) et le social. La peinture du monde du travail par exemple a toujours eu beaucoup d’importance dans vos romans. Quel est votre secret pour passer si habilement les frontières entre histoires individuelles et histoires collectives ?

D. K. : Pour moi tout commence avec la famille : c’est la vérité depuis toujours. Quand on se plonge dans la mythologie grecque, la famille est déjà au cœur de toute l’histoire. Mais montrez-moi une famille stable. Les dynamiques familiales sont difficiles, j’ai moi-même grandi dans une famille très difficile, mais grâce à cela je suis romancier ! La famille fournit beaucoup de « matériel » pour l’écrivain. La thématique du couple est aussi au cœur de nos vies et donc de mes romans. Créer un couple et le maintenir, c’est difficile. Chaque histoire d’amour commence par une route complètement dégagée : tout est possible et paisible. Puis après quelque temps, deux camions arrivent, avec plein de valises. Et il faut voir si on parvient à tenir la route, avec les valises de l’autre. J’ai trouvé un grand lectorat non pas en abordant des thématiques intellectuelles, mais en proposant des questionnements très directs connectés à la vie quotidienne de chacune et chacun. La vie des autres me passionne, et c’est mon sujet de prédilection. 

O. : En vous rendant dans notre université pour partager votre expérience, quel message voudriez-vous que nos étudiants retiennent ? 

D. K. : Quand on lit un roman, on se pose des questions. C’est cela que j’espère pour mon lecteur, qu’il soit universitaire ou pas : qu’il se nourrisse finalement avec mes romans. J’écris sur des choses sérieuses, mais j’écris aussi pour qu’on tourne les pages. Je suis un défenseur de la littérature « populaire ». Et je suis attaché à démystifier la culture, la littérature. Il est essentiel de créer une nouvelle génération de lecteurs. La lecture est une échappatoire. Quand un régime totalitaire se met en place, les écrivains sont parmi les premières personnes que l’on essaye de faire taire. Pourquoi ? Parce que les mots comptent et parce que la plupart des écrivains n’ont pas une vision manichéenne de la société dans laquelle ils se trouvent. L’université a cette même mission. Celle d’ouvrir l’autre sur le monde. 

Interview réalisée par Anouk Delcourt (Libraire Point Virgule) et Noëlle Joris 

Grandes Conférences Namuroises (GCN) : une invitation à la curiosité

Venir écouter et partager des idées avec quelques grands noms de notre société qui nous poussent à réfléchir et à s’ouvrir au monde : c’est l’invitation lancée au public chaque année depuis plus de dix ans par les GCN. Ce cycle de conférences, organisées par l’Université de Namur, en partenariat avec la Librairie Point-Virgule et le Théâtre de Namur, décryptent les grands enjeux sociétaux : environnement, économie, culture, philosophie, littérature, sciences ou encore numérique.

Douglas Kennedy à la GCN de mai 2024

Cet article est tiré de la rubrique "L’invité" du magazine Omalius #33 (Juin 2024).

 

Couverture Omalius#33