Pour survivre, une espèce a besoin d’évoluer afin de résister aux maladies et au stress présents dans son environnement.  Pour cela, elle a besoin que les individus qui la composent soient le plus différents possible, donc diversifiée génétiquement.  C’est d’ailleurs ce que la nature fait…naturellement. 

Mais ce n’est pas toujours le cas.  Le Professeur Frédéric Silvestre et la Docteur Valentine Chapelle s’intéressent au rivulus ou kili des mangroves (Kryptolebias marmoratus), un petit poisson dont l’habitat occupe tout le pourtour des Caraïbes, depuis la Floride aux États-Unis pour la zone la plus au Nord et jusqu'en Guyane pour la région la plus au Sud.  Cette espèce est étonnante à plusieurs points de vue.

Tout d’abord, ils aiment les conditions extrêmes : la chaleur, de l’eau trouble avec une grande teneur en soufre et une faible teneur en oxygène.  Comme ils peuvent respirer par la peau, ils peuvent rester hors de l'eau pendant plusieurs semaines.  On pourrait penser que c’est l’un des descendants des premiers poissons qui ont quitté le milieu aquatique pour former les premiers vertébrés terrestres, à l’origine des tous les animaux terrestres, humains compris.   Ce n’est pourtant pas le cas.  Il s’agit ici de ce qu’on appelle une convergence évolutive.

L’autogamie, un mode de reproduction par autofécondation

Plus étonnant encore, ses populations naturelles sont uniquement composées d’individus hermaphrodites ou mâles.  Les femelles ne semblent pas exister ! La proportion des mâles semble dépendre de la température de l'environnement pendant le développement embryonnaire. Plus il fait chaud, plus il y a d’hermaphrodites. C’est le seul vertébré connu qui soit autogame.  Ses lignées sont donc quasi-clonales et génétiquement très proche du parent.  Comment ce poisson a-t-il donc pu évoluer et survivre dans un écosystème aussi hostile que celui des mangroves tout en ayant si peu de diversité génétique ?

Le projet de recherche s’intéresse à 4 populations (2 en Floride et 2 au Bélize).  Les populations plus au Nord sont principalement constituées d’hermaphrodites avec très peu ou pas de mâles.  Les populations plus au Sud comptent quant à elles entre 40 et 50% de mâles. 

Les chercheurs étudient les caractéristiques de comportement (agressivité, audace, …) chez les individus des 4 colonies comparées à la diversité génétique dans les groupes.  Le constat est surprenant.  C’est dans la population la moins diversifiée génétiquement qu’on trouve le plus de diversité de comportements.  Mais on sait aussi que les mécanismes épigénétiques jouent un rôle très important dans la différenciation, l’adaptation et l’évolution des espèces.

L’épigénétique à la loupe

L’épigénétique, c’est l'étude des changements dans l'activité des gènes, n'impliquant pas de modification de la séquence d'ADN et pouvant être transmis lors des divisions cellulaires. Ces mécanismes moléculaires régulent l’expression des gènes, définissent le fonctionnement des cellules et des organismes, c’est-à-dire leur phénotype (morphologie, physiologie, comportement…) et donc la possibilité de transmission de traits héritables. 

L’étude de cet animal est un bon moyen de différencier ce qui est induit par la génétique ou l’épigénétique puisque tous les individus sont semblables génétiquement. Cette expérience serait très difficile à réaliser avec des humains, puisqu’on devrait utiliser uniquement des personnes possédant les mêmes caractéristiques génétiques, c’est-à-dire des jumeaux par exemple.   

Nous sommes tous différents, ne fut-ce qu’au niveau de notre personnalité.  Sans notre diversité génétique et épigénétique, nous serions bien fragiles face aux maladies, puisqu’alors, nous réagirions tous de la même manière.  Et comme nous l’avons vu récemment avec le SARS-COV-2, cela aurait été une catastrophe.

Ce poisson est donc un modèle vivant fondamental qui permet d’approfondir la connaissance et la compréhension de tous ces mécanismes qui permettent la diversité, l’évolution et la conservation des espèces et des écosystèmes. Et sans doute de démontrer que lorsque la diversité génétique est faible, les mécanismes épigénétiques peuvent compenser cette faible diversité.

Le travail de terrain

Capturer ces poissons qui ne font que 2 à 3 cm de long n’est pas chose aisée.  Les pièges sont fabriqués maison à l’aide de gobelets en plastique surmontés d’un entonnoir (un peu comme un piège à guêpes) et sont dispersés dans la mangrove, à des endroits stratégiques.

Les rivulus capturés sont ensuite placés dans des sachets en plastique étiquetés, pour être ramenés au camp de base pour subir des tests de comportement.

La chaleur rend la conservation des échantillons compliquée et il n‘est jamais certain que le matériel prélevé sur place sera utilisable une fois revenu au laboratoire. Heureusement, tout s’est bien déroulé. Deux nouveaux doctorants vont d’ailleurs rejoindre l’équipe et les chercheurs espèrent pouvoir repartir d’ici quelques mois pour la suite du projet.

La mangrove est un écosystème très important pour l’Homme et les milliers d’espèces qui y vivent.  Mieux la comprendre est un travail de longue haleine auquel les biologistes du monde entier s’emploient. Elle abrite des animaux uniques qui sont parfaitement adaptés à leur environnement.  

C’est en comprenant son fonctionnement et celui de ses habitants que nous pourrons mieux la protéger. 

A la recherche du Rivulus des mangroves

L'équipe de recherche de l'Université d'Alabama

  • Ryan Earley
  • Kristy Marson

L'équipe de recherche de l'UNamur

  • Prof Frédéric Silvestre – Institut ILEE, unité de recherche en biologie environnementale et évolutive (URBE), Laboratory of Evolutionary and Adaptive Physiology (LEAP)
  • Dr Valentine Chapelle
  • Justine Belik
  • Yves Blanco

CV express

Frédéric Silvestre est biologiste, professeur et chef du département de Biologie à l’UNamur. Il a créé et dirige le Laboratoire de physiologue évolutive et adaptative (LEAP). Frédéric étudie la façon dont les organismes aquatiques s’adaptent et évoluent dans un contexte modifié par l’humain.

Diplômé en zoologie de l’Université de Liège, il a défendu son mémoire au sein du Laboratoire d’océanologie. Il a ensuite suivi un master en gestion environnementale à l’ULB où il a défendu un mémoire sur le développement de l’écotourisme en Antarctique. Il est ensuite devenu assistant et chercheur à l’Université de Namur. Il y travaille à la mise en place d’une nouvelle approche protéomique en écotoxicologie aquatique, précisément sur les organismes non modèles. Pour son doctorat (UNamur), il a travaillé deux ans en collaboration avec l’Université de CanTho au Vietnam sur la durabilité de l’aquaculture et puis il a effectué un postdoctorat grâce à une bourse FNRS où il a collaboré avec des équipes américaines dans les universités de Louisiane à Lafayette et de Californie à Davis.. De 2013 à 2020, il a codirigé le programme de master en biologie des organismes et écologie de l’UNamur et de l’UCL. Il fait partie du Conseil et du Bureau de la Faculté des sciences et de la Commission des étudiants étrangers de l’UNamur.

Ses principales questions scientifiques portent sur la manière dont les organismes aquatiques s'acclimatent, s'adaptent et évoluent dans un environnement modifié par les activités humaines. Ses recherches se concentrent sur la compréhension mécaniste des processus biologiques en utilisant des paramètres physiologiques, comportementaux, protéomiques et épigénétiques. Il étudie actuellement les effets différés et transgénérationnels des facteurs de stress appliqués au cours du développement d'espèces de poissons, telles que le killifish turquoise et le rivulus des mangroves.